Description du projet
Extrait du prologue
C’est une cigarette, j’en serai toujours convaincu, qui m’a sauvé la vie. J’avais douze ans, on était en 1940, et ma famille – ma mère, ma grand-mère et notre fidèle cuisinière polonaise – et moi tentions, la peur au ventre, de traverser la France occupée pour rejoindre le Sud du pays. Avec quelques matelas empilés sur le toit de notre voiture, nous avions quitté Paris en nourrissant le vague projet de passer d’une manière ou d’une autre la frontière espagnole. Notre «fortune» se résumait à une poignée de bons d’essence et quelques tubes de pâte dentifrice Kolynos que j’avais, sur l’ordre de ma mère, vidés puis soigneusement bourrés de dizaines de pièces d’or.
La route pour sortir de Paris était un cauchemar. A perte de vue s’étirait un flot grouillant de réfugiés, une mêlée confuse d’automobiles, de voitures à cheval, de bicyclettes et de malheureux qui n’avaient eu d’autre choix que de partir à pied. Nous ne progressions que de quelques kilomètres par jour, tenaillés par la peur de tomber sur un poste de contrôle allemand. Nous étions juifs ; et les rumeurs sur ce qui se passait au «camp d’internement» de Dachau, près de Munich, nous avaient frappés de terreur. Je n’avais aucun doute sur le sort que les nazis réservaient à ma famille.
Retourner dans la capitale sous occupation allemande nous condamnerait, nous en étions sûrs, à une mort certaine.
Avec sa ténacité habituelle, ma mère a donc quitté la route principale et improvisé un itinéraire vers le sud par des petites routes non indiquées et des pistes cabossées. Après trois jours épuisants, nous sommes arrivés à Biarritz, où on nous a informés que la frontière espagnole était fermée. Peu après avoir appris cette nouvelle décourageante, nous avons assisté à un spectacle qui a aggravé un peu plus le désespoir de ma mère et mes propres craintes : des colonnes de soldats allemands bottés défilaient d’un pas martial le long des boulevards de la ville. Cette scène nous a glacé le sang.
Nous sommes repartis; notre objectif était désormais le port de Marseille, où nous espérions embarquer sur un bateau à destination de Casablanca. Par un chemin de fortune qui serpentait à travers une épaisse forêt, nous avons roulé en direction de Marseille avec une rapidité étonnante. A chaque heure qui passait sans incident, notre optimisme grandissait. Bientôt, pensions-nous, nous retrouverions mon beau-père et prendrions la mer vers l’Afrique du Nord. Ce n’était plus qu’une question de temps.
Enfin, nous sommes sortis de la forêt et avons rejoint une longue file de véhicules. Ce n’est qu’après avoir roulé un peu que nous avons découvert que les voitures se dirigeaient vers un barrage militaire allemand. Affolée, ma mère a tenté de faire demi-tour. C’était impossible, nous étions solidement bloqués dans la file.